À vrai dire, c’est le printemps, ici, et il fait toutes sortes de temps magnifiques.
Le soleil, le soleil bien sûr, quand il s’écrase juste devant moi, par delà la butte, embrasant les nuages d’orange, de jaune et de rose.
Et quand je vois les arbres se détacher en ombre chinoise sur ce feu d’artifice, résonne dans ma tête cette musique de dessin animé pour enfants où il est question de lions et de « Hakuna Matata ».
Ne t’en fais pas.
Ne t’en fais pas, cela aussi passera.
Et c’est l’Afrique, que je vois encore se dessiner dans les plaines, devant mes fenêtres, roussies par le soleil et qui ressemblent à s’y méprendre, avec ses arbres ronds disséminés, à la savane.
Je voyage…
Au tout début, bien sûr, le plus évident, vallons vert sombre et arbres couleur d’olives, je musarde en Toscane. Ou dans un tableau de la Renaissance.
Je parcours ces terres à cheval, car dans mon imagination je n’ai plus peur de ces animaux, et Lorenzo me parle d’art et de vin. Ou m’explique les lignes d’une colonne abandonnée au détour d’un chemin.
Et après mon étape en Afrique, quand il vient de neiger, car il neige aussi, ici, parfois, même au printemps, et que les montagnes au loin détachent leurs sommets tachés de blanc sur un fond de ciel nuageux, je suis au Japon, j’ai le mont Fidji à l’horizon.
Je vais me prendre un thé vert, amer et mousseux pour parfaire l’impression. Avec beaucoup de lait d’amande. Et du sucre.
Et puis, je reviens en Europe, pour un temps, dans notre époque clairement moderne quand un tracteur ronronne dans ses sillons. Ils sont tellement verts de pluie, ces champs, qu’on se croirait en Irlande.
Les chèvres bêlent pour saluer l’arrivée de leur maître et un couple de canard passe et repasse en cancanant devant mes fenêtres. Ils se rient de moi quand je n’ai pas le temps de dégainer mon téléobjectif pour les fixer sur la mémoire de mon appareil.
Les moineaux, jeunes pilotes arrogants, testent leurs ailes et leur courage et multiplient les voltes au plus près du balcon et au ras du toit.
Il y aussi des colombes, un troupeau de colombes qui tournent en rond autour de chez moi, leur maison n’est pas loin – j’ai un colombophile pour voisin -, et qui préfèrent tourbillonner dans la lumière rase du début du soir, ou de fin d’orage.
Et puis, c’est un aigle qui passe à l’aplomb de la maison et je pars en Amérique, peut-être en Amérique du Sud, sans doute dans les Andes : son vol méprisant et majestueux me permet de le prendre, lui, en photo et il a la tête blanche, penchée vers moi : il me regarde.
Il me manque l’Océanie…
Jusqu’à ce soir, pendant cette heure entre chien et loup, où la lumière vire au bleu des lagons juste au dessus d’un trio de montagnes pointues et douces. Je pense alors à ces atolls dans le Pacifique. À ces légendes de femmes trahies par un guerrier et qui, se couchant sur le dos, se transforment en volcan et lui donnent pour toujours leur forme allongée.
Reproche éternel de la cruauté des hommes.
Une autre fois, un flot de nuages, au loin, se colle à une petite montagne oblongue semée de ces arbres ronds qui, cette fois, m’évoquent Avalon. D’autres fois, l’étendue des nuages s’écarte et laisse filtrer des rayons de lumière jusqu’à la ferme d’en face, comme une bénédiction des cieux. Les poules en caquettent de bonheur.
Je voyage alors en Terre magique…
Aujourd’hui je fais une étape du côté des contes de fée. Une des chèvres s’est échappée de son enclot et tourne autour pour essayer de rentrer. Elle appelle son berger.
« Rentre vite, petite chèvre, la nature reprend ses droits et il se pourrait que les loups repointent le bout de leurs nez ! »
Juste à côté, c’est la version moderne du chaperon ronge, sweat-shirt écarlate à capuche, qui se promène avec son petit chien blanc, le plus loin possible de mère-grand, et en profite pour faire des selfies sur son téléphone.
Cela fait bientôt trois ans que j’habite ici, dans la Sierra de Madrid. Et plus de trois semaines que je n’ai pas le droit de sortir de chez moi, c’est la quarantaine, et je n’ai pourtant jamais autant voyagé en si peu de temps.
Sans bouger de chez moi.
Au début, au début bien sûr, je n’appréciais pas cette chance de profiter du moment. Et je secouais les barreaux de ma cage et de ma rage.
Je n’acceptais pas cette intervention de l’autre dans ma liberté.
Mais la nature, pour capter mon attention s’est mise à déballer toute la palette de ses couleurs, toutes les nuances de son climat : orage, pluie, grêle, nuages blancs, bleus ou gris, couchers de soleil, étoiles…
« Calme-toi ! », semblait-elle me dire.
« Calme toi ! Pourquoi vouloir absolument être sur cette butte là-bas, quand la vue est plus belle d’ici ? Calme toi. Et le monde va venir jusqu’à toi.
Tu peux voyager depuis chez toi, ne le sais-tu pas, toi qui écris ? Tu peux voyager de bien des façons, par la fenêtre ou par l’imagination. ».
Depuis, il fait toujours un temps magnifique.
Et je voyage.